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Haruki Murakami - Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil |
Je la vis s’accroupir près du fleuve pour y laisser glisser les cendres. La petite poignée de fine poussière disparut en un clin d’œil au fil de l’eau. Shimamoto-san et moi, debout au bord du fleuve, suivîmes un moment des yeux la direction du courant. Puis ma compagne considéra sa paume quelques instants avant de laver dans la rivière les résidus de cendre encore collés à sa main et de remettre ses gants. - Tu crois qu’elles vont vraiment couler jusqu’à la mer ? demanda-t-elle. - Peut-être. Cependant, je n’avais aucune certitude. La mer n’était pas toute proche. Les cendres pouvaient rester bloquées dans une flaque d’eau avant de l’atteindre, mais sans doute une petite partie, si infime soit-elle, atteindrait-elle le but. Ensuite, Shimamoto-san entreprit de creuser un trou avec un bout de branche, à un endroit où la terre était assez molle. Je l’aidais à forer une petite cavité, dans laquelle elle déposa l’urne enveloppée de tissu. On entendait les corbeaux croasser au loin. Ils avaient dû nous observer depuis le début. Mais qu’importait après tout ? Nous ne faisions rien de mal. Nous avions seulement jeté dans le fleuve les restes d’une crémation. - Tu crois que ça finira par donner de la pluie ? lança Shimamoto-san en aplatissant la terre du bout de sa chaussure. Je levai la tête vers le ciel. - Non, le temps devrait tenir un moment comme ça, répondis-je. - Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je me demandais si les cendres allaient couler jusqu’à la mer, se mélanger à l’eau qui s’évaporera pour devenir nuages et retomber sur terre sous forme de pluie. Je levais à nouveau la tête vers le ciel. Puis je regardai le cours du fleuve. - Peut-être, dis-je, peut-être que ça donnera de la pluie. Haruki Murakami, Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil (chapitre 10) / traduction Corinne Atlan / Belfond, 2002 |