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Salman Rushdie - Luka and the Fire of Life :
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Ils approchaient du cours supérieur du Fleuve du Temps. Le cours inférieur large et paresseux était loin derrière eux, de même que le cours moyen et ses traquenards. En se rapprochant de sa source dans le Lac de la Sagesse, le cours du Fleuve aurait dû rétrécir et se changer en un ruisseau toujours plus mince. Et c’est sans doute ce qu’il avait fait ; toutefois, il y avait à présent autour de lui d’autres cours d’eau en quantité innombrable qui se déversaient les uns dans les autres ; vus d’en haut, ils donnaient l’impression d’une myriade de fils étroitement imbriqués, d’une tapisserie liquide. Lequel d’entre eux était le Fleuve de la Vie ? À mes yeux, ils sont tous semblables, avoua Luka. Soraya elle-même y alla de son aveu. « C’est le niveau où je me sens le moins sûre de moi, dit-elle, un peu honteuse. Mais ne t’inquiète pas je vais y arriver ! Parole d’Ultra ! » . Luka en fut horrifié. Vous voulez dire que lorsque vous avez promis de m’aider à franchir quatre niveaux, vous n’étiez pas sûre d’y arriver pour le dernier ? Et dire nous n’avons même pas sauvegardé nos progrès. que, si nous échouons ici, nous serons fichus et il nous faudra recommencer entièrement les deux derniers... L’Insultane n’avait pas l’habitude de la critique et son visage s’empourpra ; Luka et elle en seraient arrivés au point de se quereller si des barrissements sonores n’avaient à ce moment détourné leur attention. Mais des cris se firent entendre et ils se détournèrent l’un de l’autre d’un air fâché pour voir ce qui se passait. Excusez-moi, barrit le Canard-Éléphant, mais n’êtes-vous pas en train de négliger quelque chose d’important ? Ou bien quelqu’un, dit la Cane-Élephante. Deux quelqu’uns pour être exact : Nous, précisa le Canard-Éléphant. Qui sommes-nous ? voulu-t-il savoir. Sommes-nous des bibelots décoratifs, ou ne serions-nous pas par hasard les fameux Oiseaux-Mémoire du Monde Magique ? Sommes-nous de simples véhicules tout-terrain, poursuivit la Cane-Éléphante en jetant un regard assassin à Papapersonne, ou n’aurions-nous pas passé toute notre vie à nager sur le Fleuve du Temps, et à pêcher des Remous dans le Fleuve du Temps ? à boire le Fleuve du Temps ? à lire le Fleuve du Temps ? ... Et en somme, nous connaissons le Fleuve du Temps aussi intimement que s’il était notre mère, ce qui dans un sens est la vérité puisqu’il nous nourrit depuis toujours ; en tous les cas nous le connaissons plutôt mieux que n’importe quelle Insultane d’Outremont, pays qui ne se trouve même pas sur le Fleuve. Ce qui veut dire, conclut triomphalement le Canard-Éléphant, que si, nous, nous ne pouvons pas distinguer le vrai Fleuve parmi ce Trillion d’Imitations, alors, chers amis, c’est que personne ne le peut. Eh bien, voilà, dit Soraya à Luka, retournant effrontément la situation à son avantage. Je t’avais bien dit qu’on s’occuperait de tout, et c’est encore ce qui va se produire. Luka décida de ne pas polémiquer. Après tout le tapis volant était à elle. Une trompe d’éléphant est un organe extraordinaire. Elle peut flairer l’eau à des kilomètres à la ronde. Elle peut aussi détecter le danger, elle est capable de dire si des étrangers qui s’approchent sont des amis on des ennemis, elle sait aussi sentir la peur. Et elle peut déceler de très loin des odeurs très particulières : celles des membres de la famille et des amis, et bien sûr la douce odeur du foyer. Faites-nous descendre plus bas, demanda le Canard-Éléphant et le tapis volant, après avoir repris des dimensions plus confortables, s’approcha du labyrinthe de cours d’eau. Les deux Oiseaux-Éléphants se tenaient à l’avant, la trompe dressée très haut en l’air et l’extrémité tournée vers le bas. Luka observait ces trompes qui se balançaient à l’unisson : à gauche, à droite, et encore à gauche. On aurait dit que les trompes dansaient ensemble. Mais pouvaient-elles vraiment détecter à l’odorat le Fleuve du Temps alors qu’ils étaient entourés de tant d’autres parfums aquatiques qui devaient tout embrouiller ? (...) Par-là ! s’écria la Cane-Éléphante, et le Canard-Éléphant confirma : Oui, c’est ça. Par là. Dans cinq kilomètres. Luka courut se placer entre eux. Ils avaient la trompe tendue droit devant eux pour indiquer la direction. Le tapis descendit doucement au ras des Chenaux Fourchus et se mit à accélérer. Arbres, buissons et rivières défilaient à toute vitesse autour d’eux. Puis tout à coup le Canard-Éléphant cria : Stop ! Ils étaient arrivés. La nuit tombait et Luka ne voyait pas ce que ce fleuve particulier avait de différent mais il espérait de toutes ses forces que les Oiseaux-Mémoire ne s’étaient pas trompés. Descendons, dit le Canard-Éléphant. Nous devons le toucher pour être tout à fait sûrs. , Le tapis se mit à voler de plus en plus bas jusqu’à se trouver juste au-dessus de la surface. La Cane-Éléphante trempa le bout de sa trompe dans l’eau puis releva la tête d’un air triomphant. Certaine ! lança-t-elle et les deux Oiseaux-Éléphants, avec des cris de joie, sautèrent du tapis volant pour plonger dans le Fleuve du Temps retrouvé. - Enfin chez nous ! hurlèrent-ils. Aucun doute ! C’est bien ici ! Salman Rushdie, Luka et le Feu de la Vie (Ch. ?) / traduction Gérard Meudal / ed. Plon, 2010 |