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Swift

Jonathan Swift - Gulliver's Travels

Modélisation analogique

Contexte

Dans la deuxième partie - Un voyage à Brobdingnag - Gulliver est dans un pays peuplé de géants, où tous les êtres vivants sont plus grands d'environ 18 fois l'échelle "européenne". Glumdalclitch est la jeune géante qui l'accompagne et veille sur lui.


- au chapitre 2 de ce voyage:
We made easy journeys, of not above seven or eight score miles a-day; for Glumdalclitch, on purpose to spare me, complained she was tired with the trotting of the horse. She often took me out of my box, at my own desire, to give me air, and show me the country, but always held me fast by a leading-string. We passed over five or six rivers, many degrees broader and deeper than the Nile or the Ganges: and there was hardly a rivulet so small as the
Thames at London-bridge. We were ten weeks in our journey, and I was shown in eighteen large towns, besides many villages, and private families.


- au chapitre 4:
But the large rivers are full of vessels, and abound with excellent fish; for they seldom get any from the sea, because the sea fish are of the same size with those in Europe, and consequently not worth catch- ing; whereby it is manifest, that nature, in the production of plants and animals of so extraordinary a bulk, is wholly confined to this continent, of which I leave the reasons to be determined by philosophers.

- au chapitre 5:
Another day, Glumdalclitch left me on a smooth grass- plot to divert myself, while she walked at some distance with her governess. In the meantime, there suddenly fell such a violent shower of hail, that I was immediately by the force of it, struck to the ground: and when I was down, the hailstones gave me such cruel bangs all over the body, as if I had been pelted with tennis-balls; however, I made a shift to creep on all fours, and shelter myself, by lying flat on my face, on the lee-side of a border of lemon-thyme, but so bruised from head to foot, that I could not go abroad in ten days. Neither is this at all to be wondered at, because nature, in that country, observing the same proportion through all her operations, a hailstone is near eighteen hundred times as large as one in Europe; which I can assert upon experience, having been so curious as to weigh and measure them.

Jonathan Swift -1721- Gullivers's Travels - Part II : A Voyage to Brobdingnag


Hydrologie

Tous les êtres vivants de Brobdingnag sont donc 18 fois plus grands que chez nous : les hommes, les animaux et aussi les plantes. Mais ce pays est une presqu'île située dans le Pacifique Nord, et séparée de l'Amérique du Nord par une chaîne de montagnes volcaniques et du reste du monde par la mer. Swift a donc logiquement gardé les poissons de la mer à notre échelle, même si les poissons de rivière sont eux aussi géants. C'est ce qui est dit dans le deuxième extrait ci-dessus. Si les fleuves rencontrés par Gulliver et décrits dans le premier extrait sont aussi géants, c'est que leur bassin versant est très grand, ou alors que les précipitations sont aussi à l'échelle géante...

Le troisième extrait pose une question supplémentaire, en décrivant des grêlons géants 18 fois plus gros que les nôtres. Nous sommes sur la Terre, avec ses lois physiques et mécaniques et sa gravité. Le changement d'échelle de longueur des objets est-il transposable aussi directement ? La question semble très difficile parce que d'une part la formation de la grêle ne dépend pas seulement de phénomènes mécaniques, en particulier la convection qui fait monter les noyaux de condensation vers  la tropopause, mais aussi de phénomènes thermodynamiques et microphysiques complexes; d'autre part ces phénomènes sont gouvernés par des constantes physiques qui ne peuvent pas être mises à l'échelle, par exemple la tension superficielle de l'eau, les chaleurs latentes et spécifiques des gaz. Le mécanisme de formation de la grêle dans un nuage convectif sera très certainement modifié, voire empêché, par des effets non-linéaires et la présence de seuils.
Multiplie-t-on aussi la hauteur de l'atmosphére ? Alors la pression au niveau du sol sera bien plus grande, contiendra bien plus d'humidité et plus d'énergie, qui pourrait permettre des orages plus violents (et donc des rivières géantes !).

Il faut remarquer que Gulliver ne parle pas des grêlons dans la relation de son voyage à Lilliput, où tout est réduit à une échelle de l'ordre de 1/18. Les effets de seuil ne permettent probablement pas la formation de grêle... Il faudrait tenter de construire un modèle réduit dans un hangar pour le vérifier, avec toutes les difficultés exérimentales que cela suppose.

Fête de la Science
Modèle analogique de rivière - Animation réalisée ici dans le cadre de la Fête de la Science encadrée par les doctorants - La modèle réduit cherche à reproduire le fonctionnement morphologique d'une rivière et en particulier l'impact des aménagements

Cet exercice un peu grotesque sur la taille de grêlons pose la question concrète de la modélisation analogique, c'est à dire la construction et l'utilisation de modèles réduits dans les études hydrauliques. Ces modèles sont-ils fiables et à quelles conditions ?

Il faut avant tout prendre en compte que "tout se passe de la même façon" dans la modèle réduit et dans la nature. Revenons au cas 1 : il n'y a pas d'hydrologie, ni même de mécanique exploitable dans la première partie - Un voyage à Lilliput - où il aurait été aussi intéressant remarquer que dans la mécanique des écoulements en rivière, on néglige habituellement les phénomènes qui proviennent de la viscosité de l'eau ainsi que la tension superficielle. Quand la profondeur d'eau est faible, ce qui est le cas dans les modèles réduits, ces forces ne sont parfois plus négligeables devant les forces de gavité et d'inertie; les frottements s'expriment aussi de façon différente.

Il faut ensuite modéliser "en similitude" comme disent les spécialistes. "Tout se passe de la même façon" à condition que les influences comparées des différentes actions sont dans les mêmes proportions. Je prends comme exemple ici la modélisation des rivières comme celle qui est montrée en illustration de cet article, mais des simulations plus professionnelles sont faites dans le cadre des études (voir ce lien par exemple).
Pour la modélisation des écoulements en rivières, on recherchera une similitude de Froude... Cette similitude implique que l'échelle de temps subit aussi une distorsion : par exemple si les longueurs sont réduites à l'échelle 1/18, le temps est accéléré avec un facteur d'environ 4.
Dans les modèles qui veulent simuler aussi le transport solide et les évolutions morphologiques, on remplace les matériaux solides qui composent le fond mobile de la rivière par des particules de densité bien inférieure à celle du sable et des galets, par exemple des poudres de bakélite.

Dans les voyages de Gulliver, le temps ne subit pas de distorsion... C'est donc de la fiction ! C'est dommage.

Références

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avec l'aide de Gérémy Panthou
créé: 10 janvier 2019
mise à jour: 13 janvier 2021