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Paul Valéry - Louanges de l’eau |
Louanges de l’Eau Plus d’un chanta le VIN. Innombrables sont les poètes qui ont, jusqu’au lyrisme, élevé leur ivresse et tendu vers les dieux la coupe de VIN fort que leur âme attendait. Le VIN très précieux mérite ces louanges. Mais quelle ingratitude et quelle grande erreur chez ceux qui blasphémèrent l’EAU !… Divine lucidité, Roche transparente, merveilleux Agent de vie, EAU universelle, je t’offrirais volontiers l’hommage de litanies infinies. Je dirai l’EAU tranquille, luxe suprême des sites, où elle tend des nappes de calme absolu, sur le plan pur desquelles toutes choses mirées paraissent plus parfaites qu’elles-mêmes. Là, toute la nature se fait Narcisse, et s’aime… L’EAU MOUVANTE, qui par douceur et violence, par suintements et par usure prodigieusement lente, par son poids comme par courants et tourbillons effrénés, par brumes et par pluies, par ruisseaux, par cascades et cataractes, façonne le roc, polit le granit, use le marbre, arrondit le galet indéfiniment, berce et dispose en molles traînes et en douces plages tout le sable qu’elle crée. Elle travaille et diversifie, sculpte et décore la figure morne et brutale du sol dur. L’EAU MULTIFORME habite les nuées et comble les abîmes ; elle se pose en neige sur les cimes au soleil, d’où pure elle s’écoule ; et suivant des chemins qu’elle sait, aveugle et sûre de son étrange certitude, descend invinciblement vers la mer, sa plus grande quantité. Parfois, visible et claire, rapide ou lente, elle se fuit avec un murmure de mystère qui se change tout à coup en mugissement de torrent rebondissant pour se fondre au tonnerre perpétuel des chutes écrasantes et éblouissantes, porteuses d’arcs-en-ciel dans la vapeur. Mais tantôt, elle se dérobe et s’achemine, secrète et pénétrante. Elle scrute les masses minérales ou elle s’insinue et se fraie les plus bizarres voies. Elle se cherche dans la nuit dure, se rejoint et s’unit à elle-même ; perce, transsude, fouille, dissout, délite, agit sans se perdre dans le labyrinthe qu’elle crée ; puis elle s’apaise dans des lacs ensevelis qu’elle nourrit de longues larmes qui se figent en colonnes d’albâtre, cathédrales ténébreuses d’où s’épanchent des rivières infernales que peuplent des poissons aveugles et des mollusques plus vieux que le déluge. Dans ces étranges aventures, que de choses l’eau a connues !? Mais sa manière de connaître est singulière. Sa substance se fait mémoire : elle prend et s’assimile quelque trace de tout ce qu’elle a frôlé, baigné, roulé : du calcaire qu’elle a creusé, des gîtes qu’elle a lavés, des sables riches qui l’ont filtrée. Qu’elle jaillisse au jour, elle est toute chargée des puissances primitives des roches traversées. Elle entraîne avec soi des bribes d’atomes, des éléments d’énergie pure, des bulles de gaz souterrains, et parfois la chaleur intime de la terre. Elle surgit enfin, imprégnée des trésors de sa course, offerte aux besoins de la Vie. Comment ne pas vénérer cet élément essentiel de toute VIE ? Combien peu cependant conçoivent que la VIE n’est guère que l’EAU organisée ? Considérez une plante, admirez un grand arbre, et voyez en esprit que ce n’est qu’un fleuve dressé qui s’épanche dans l’air du ciel. L’eau s’avance par l’arbre à la rencontre de la lumière. L’eau se construit de quelques sels de la terre une forme amoureuse du jour. Elle tend et étend vers l’univers des bras fluides et puissants aux mains légères. Où l’EAU existe, l’homme se fixe. Quoi de plus nécessaire qu’une nymphe très fraîche ? C’est la nymphe et la source qui marquent le point sacré où la Vie se pose et regarde autour d’elle. C’est ici que l’on connaîtra qu’il y a une ivresse de l’EAU. Boire !… Boire… On sait bien que la soif véritable n’est apaisée que par l’eau pure. Il y a je ne sais quoi d’authentique dans l’accord du désir vrai de l’organisme et du liquide originel. Être altéré, c’est devenir autre : se corrompre. Il faut donc se désaltérer, redevenir, avoir recours à ce qu’exige tout ce qui vit. Le langage lui-même est plein de louanges de l’EAU. Nous disons que nous avons SOIF DE VÉRITÉ. Nous parlons de la TRANSPARENCE d’un discours. Nous répandons parfois un TORRENT de paroles… Le temps lui-même a puisé dans le cours de l’EAU pure la figure qui nous le peint. J’adore l’EAU. » Paul Valéry, « Louanges de l’eau », Œuvres, tome I, Pléiade, Gallimard. |