retour au sommaire : L’encre qui coule de source -  l’hydrologie dans la littérature
images/Rimbaud.jpg Murakami Swinburne

Arthur Rimbaud - Le bateau ivre
(et aussi Haruki Murakami - Le meurtre du Commandeur et
Algernon Charles Swinburne - The Garden of Proserpine)

Quand le fleuve rencontre la mer : estuaires et deltas

C'est un long poême, mais ça ne peut pas faire de mal:

Le bateau ivre


Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J’étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots !

Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sûres,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l’amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l’assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D’hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux !

J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces,
Et les lointains vers les gouffres cataractant !









Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !

J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants.
– Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.

Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux…

Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.
Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau ;

Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d’azur ;

Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;

Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l’Europe aux anciens parapets !

J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
– Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ?

Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.
Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !

Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.

Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

Arthur Rimbaud, Poésies


images/2019-06-12_19-50-39.JPG
L'estuaire de la Loire à Paimbœuf. Licence Creative Commons Philippe Belleudy

Hydrologie

En amont c'est un fleuve, généralement en écoulement "fluvial" (on dit aussi "sub-critique"), dont le débit résulte des apports des différents affluents. Ce débit, appelé plus loin le débit propre du fleuve descend vers l'aval. Mais en aval c'est la mer (*). Cette mer contient tellement d'eau que le niveau ne saurait être influencé par l'apport d'un fleuve, si important soit-il. Ce texte parle de l'endroit où l'écoulement dans le fleuve est influencé par le niveau de la mer.
( *)  Attention, j'écris ici 'la mer' mais bien entendu j'englobe aussi les océans, et les lacs qui reçoivent des rivières, quand ceux-ci sont suffisamment étendus.

Si les variations du niveau de la mer sont faibles, par exemple dans les mers fermées où les marées sont faibles, la vitesse dans le fleuve décroît fortement dès que l'influence marine est sensible et que la pente de la ligne d'eau devient faible. Les matériaux solides apportés depuis l'amont par le fleuve se déposent sur le fond et encombrent le lit. Le fleuve va alors déborder et choisir un autre chemin... où il dépose alors ses matériaux, et puis un nouveau chemin quand celui-là est encombré... Les matériaux déposés construisent alors un delta qui avance progressivement dans la mer. Si les courants marins sont importants, ils limitent cette avancée en distribuant ces sédiments un peu plus loin. Il arrive même que les apports sédimentaires en provenance de l'amont du fleuve diminuent, le delta va alors diminuer et le trait de côte reculer.

Quand les variations du niveau marin sont importantes, c'est en particulier le cas quand la marée a un grande amplitude, la montée rapide du niveau aval au moment du flot (la marée montante) provoque un envahissement du lit du fleuve par l'aval, le débit en provenance de la mer est bien supérieur au débit propre du feuve. Le fleuve se remplit et l'écoulement propre est bloqué.  Au jusant (quand la mer se retire), le débit de la rivière est augmenté par la vidange de l'eau accumulée. La vitesse de l'écoulement est importante et les conditions d'entrainement des matériaux solides sont décuplées. Cette force érosive évacue vers la mer les matériaux apportés par la rivière et entretient un lit avec une section transversale importante : c'est l'estuaire.

Les fleuves français illustrent bien ces mécanismes : Le Rhône a un delta, la Seine, la Loire et la Gironde (Garonne+Dordogne) ont des estuaires. Mais les deux formes peuvent coexister selon l'amplitude de la marée (par exemple un delta avec des chenaux larges, comme des estuaires comme le Mékong).

Cette lutte entre le fleuve et son débit propres d'une part, et le flot de la marée montante d'autre part est comparé aux envies contradictoires du narateur que fait parler Haruki Murakami.


ch. 38 -
Un gros boulot avant de pouvoir devenir dauphin


(...)

Quel serait le cours des événements désormais ? En moi s'affrontaient la curiosité de suivre leur évolution de mes propres yeux et la crainte diffuse que les conséquences n'en soient pas très heureuses. À l'image de la marée montante et du courant du fleuve qui, à l'estuaire, se heurtent et se repoussent.

Un peu après, la Jaguar de Menshiki remonta la route escarpée. Comme l'avait prédit le Commandeur, à ce moment-là, les alentours étaient déjà noyés dans l'obscurité.

 
Haruki Murakami - Le meurtre du Commandeur - livre 2 : la métaphore se déplace- traduction Hélène Morita - Ed. 10/18 - Belfond




Deux phénomènes propres aux estuaires méritent une explication particulière:

La mer, c'est la mort de la rivière

C'est l'idée de cette strophe d'un poème de Swinburne (que je cite un peu ici par cuistrerie), qui est citée par Jack London dans les dernières pages de Martin Eden.


The Garden of Proserpine

(...)

From too much love of living,
         From hope and fear set free,
We thank with brief thanksgiving
         Whatever gods may be
That no life lives for ever;
That dead men rise up never;
That even the weariest river
         Winds somewhere safe to sea.
(...)

 Algernon Charles Swinburne - The Garden of Proserpine - Poems and ballads (1866)

Martin Eden



Nous avons trop aimé la vie, et sommes à cette heure
Sans espoir et sans peur.
Reconnaissants, nous faisons nos adieux
Brièvement aux dieux
Qui ont voulu que toute vie s'achève
Un jour, et que les morts jamais ne se relèvent,
Et que même la plus lasse rivière
Se jette pour finir à la mer.


traduction Philippe Jaworski, dans
Jack London, Martin Eden (1908)  chapitre XLVI - ed. Gallimard



Il faut remarquer la traduction en français du dernier vers qui torpille une caractéristique importante des rivières en aval, évoquée dans la version originale, qui est de méandrer ou de serpenter .

Pour aller plus loin:

Licence Creative Commons
Cette page de Philippe Belleudy est mise à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International.
créée: 15 juillet 2019
mise à jour: 27 avril 2021